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Laurent COCAULT

La fleur du mal

Pour l'édition 2016 du concours de nouvelles Victor Hugo organisé par la mairie de Fonbeauzard, l'un des sujets était "Né(es) de..." Au début de l'été 2016 au cours duquel je m'apprêtais à écrire ma nouvelle sur ce thème, je faisais une plongée dans l'unvers de HP Lovecraft, avec une pointe de nostalgie de l'époque où je jouais au jeu de rôle tiré de l'univers de cet auteur américain de la première moitié du XXième siècle: l'Appel de Cthulhu. Je découvrais alors de le style atypique de cet auteur et son univers inquiétant. En complément de cette inspiration "Lovecarftienne", ma nouvelle de 2016 a également été influencée par le visionnage de la saison 1 de True Detective qui, tout comme mon récit, s'inscrit dans le paysage de Louisiane.

La fleur du mal

"Né de Dieu, tu reviendras à lui. Né poussière, tu redeviendras poussière."

A ces mots, l'homme agenouillé au sol, les coudes posés sur la couche spartiate de sa cellule et les mains jointes, releva la tête vers le père Thomas qui venait de prononcer ces paroles de réconfort.

- Vraiment, mon père ? Nous sommes tous nés de Dieu ?

- Mon fils, je comprends votre désarroi et le doute qui vous assaille à la veille de cet ultime voyage qui vous mènera vers votre créateur. Mais quels que soient vos actes sur cette Terre, vous n'en restez pas moins une créature de Dieu. Et si vous doutez de la part de divin qui est en vous, c'est que votre repentir est sincère et que le très haut vous fera don de sa miséricorde.

- Ce n'est pas de ma part de divin dont je doute.

- Je ne suis pas certain de vous suivre mon enfant.

- Vous êtes certainement la dernière personne à qui je devrais en parler.

- Il me semble au contraire que c'est le moment où jamais de vous confier. Je sais que vous avez refusé d'expliquer aux autorités les raisons qui vous ont poussé à un crime aussi abominable. Mais vous pouvez vous fier à moi. Je ne suis ici que l'oreille du très haut et non celle de la justice des hommes.

L'homme s'appuya sur ses coudes pour se relever et s'assoir sur le lit de la cellule aux côtés de l'homme d'église qui l'invitait à la confession. Il baissa la tête et garda le silence de longues minutes avant d'accepter de livrer, pour la première fois, une version des événements qui avaient conduit un honnête fleuriste dans le couloir de la mort du pénitencier d'état de Louisiane.

Les événements remontaient au mois de septembre de l'année 2008 mais étaient restés gravés dans l'esprit de Daniel Legrand qui pouvait les relater en détails huit ans plus tard. Le premier des événements qui était venu rompre la routine du fleuriste de Bâton Rouge avait été la visite de cet étrange et exigeant client qui lui avait laissé une carte au nom de William Henry Strokes; étrange par un regard strabique et des yeux vairons qui mettaient Legrand mal à l'aise; exigeant par la précision de la demande qu'il avait formulée. Strokes était à la recherche d'une agalinis filicaulis de Louisiane. Sur le moment, le fleuriste n'eut pas l'honnêteté intellectuelle de reconnaître son ignorance à propos de cette espèce et indiqua à son interlocuteur qu'il acceptait de contacter quelques confrères pour se procurer cette variété dont il ne disposait pas. Legrand n'attendit pas cinq minutes après le départ de son curieux client pour se lancer dans quelques recherches sur cette fleur dont il ignorait le nom quelques minutes auparavant.

La fleur était exceptionnellement rare et Legrand était convaincu que son exigeant client ne se satisferait pas de la variété cousine qui poussait plus abondamment dans les zones humides de l'état de Floride. L'espèce recherchée semblait principalement pousser dans l'ouest de l'état de Louisiane et Legrand décrocha son téléphone pour appeler un de ses confrères de Lake Charles. L'entretien fut court mais fructueux puisque ce confrère connaissait parfaitement la fleur en question et disposait même de quelques exemplaires. La fragilité de cette variété et la diligence avec laquelle il souhaitait la livrer à Strokes convainquirent Legrand de donner rendez-vous à son collègue dès le lendemain.

Le projet de déplacement à Lake Charles expliquait certainement la raison pour laquelle Legrand rêva cette nuit-là de l'expédition matinale qu'il avait projetée. Si ce rêve imprima profondément la mémoire du fleuriste, c'est en raison de l'horreur dans laquelle le rêve s'acheva et l'état de panique qui était le sien à son réveil. Ce cauchemar était en effet ponctué par le meurtre barbare d'un enfant âgé d'une dizaine d'année, crime abominable dont Legrand était lui-même l'auteur.

C'est dans un état nauséeux que le fleuriste effectua le trajet de Bâton Rouge à Lake Charles où il arriva peu avant dix heures. Son malaise s'intensifia encore en arrivant à destination, dans une ville où il n'avait jamais mis les pieds auparavant et dont le décor lui semblait si fidèle à celui dont il avait rêvé la nuit précédente. Son confrère ne manqua pas de lui faire remarquer sa pâleur lorsqu'il l'accueillit dans sa boutique avant de lui servir un verre de rhum. Legrand ne participa que distraitement à la discussion qu'il eut avec son confrère au sujet de l'agalinis filicaulis de Louisiane et de la rareté de cette variété. Il pris congé de son hôte avec deux exemplaires de l'espèce florale tant convoitée et quitta la ville de Lake Charles dont le caractère familier ne cessait de l'inquiéter.

Le retour à des activités routinières l'après-midi permit au fleuriste de Bâton Rouge de reprendre ses esprits et d'effacer l'affreux cauchemar de la veille. Il contacta William Henry Strokes afin qu'il passât récupérer les fleurs qui avaient nécessité un déplacement à l'ouest de l'état. Strokes se montra particulièrement généreux, conscient d'avoir contraint le fleuriste à abandonner sa boutique toute une matinée. Legrand fut soulagé de livrer cette commande et, pensa-t-il à tort, de clore définitivement l'épisode de Lake Charles, épisode qui devait connaître un rebondissement le soir même lorsque les chaînes de télévision locales diffusèrent la photographie d'un jeune garçon d'une dizaine d'années dont on avait retrouvé le corps sans vie sur la rive du lac en milieu d'après-midi. Legrand fut saisi d'effroi en reconnaissant le visage du garçon dans son rêve.

Le fleuriste eut d'insurmontables difficultés à trouver le sommeil et dut recourir à un psychotrope pour tenter de se reposer quelques heures. La nuit fut pourtant loin d'être de tout repos et le rêve de la veille revint hanter son sommeil avec un réalisme plus saisissant encore. Lorsqu'il émergea en sueurs de ce cauchemar, un détail inédit lui resta en mémoire: un tatouage sur son avant-bras droit représentant un pentacle annoté de caractères dont il ne sut identifier l'alphabet. Le regard encore trouble de Legrand se posa sur son bras droit et il poussa un souffle de soulagement en voyant sa peau vierge de toute marque. De peur de retomber dans son délire onirique, Legrand ne ferma plus l'oeil de la nuit, luttant contre les questions sans réponse qui assaillaient son esprit torturé.

Le lendemain matin, les reportages en direct furent assurés par les journalistes des chaînes locales de télévision depuis les rives du lac Charles, aux abords de l'endroit où le corps du petit Philip avait été retrouvé la veille. Legrand était pétrifié en regardant ces images et en reconnaissant les lieux dans lesquels ses cauchemars se terminaient par un bain de sang. Ce que suggéraient ces images était insoutenable et le fleuriste décida d'éteindre son poste de télévision pour le reste de la journée. Il essaya tant bien que mal d'assurer son service à la boutique. Mais les images de ses cauchemars venaient constamment le harceler et faire vaciller sa raison au point de le convaincre qu'il était l'auteur de ce crime abominable. Seul le tatouage qu'il avait observé sur son bras droit faisait vivre en lui l'espoir qu'il n'avait pas lui-même ôté la vie à cet enfant.

L'appréhension du fleuriste monta progressivement en fin d'après-midi, alors que l'heure du coucher approchait. Revivre une fois encore la scène insoutenable du massacre de ce pauvre enfant terrorisait Legrand qui lutta une partie de la soirée contre le sommeil. Mais, inévitablement, la fatigue l'emporta et l'entraîna dans une rêverie barbare où les cris et les pleurs de l'enfant implorant la pitié ne cessèrent qu'avec la gerbe de sang qui jaillit sur le tatouage de son avant-bras droit. Le coeur battant, tremblant et ruisselant de sueur, le fleuriste fut arraché à l'horreur et mis de longues minutes avant de retrouver son calme. Legrand décida cette nuit-là de se rendre à Lake Charles pour assister aux funérailles de l'enfant, présenter ses
condoléances à la famille et, espérait-il, retrouver la paix.

Legrand partit de bonne heure, comme il l'avait fait quelques jours auparavant, pour prendre l'Interstate 10 en direction de l'ouest de la Louisiane. Il dut néanmoins marquer une pause à mi-chemin, dans un café de Lafayette, pour se convaincre qu'il saurait affronter la douleur des parents, en étant convaincu d'en être la cause. L'accès à l'église Saint-Paul fut particulièrement difficile en raison de la présence d'une foule de croyants compatissants qui avait convergé vers Lake Charles pour soutenir la famille éplorée du jeune Philip. L'église était déjà comble lorsque Legrand parvint à s'en approcher et il se contenta de rester debout au fond de l'église durant la cérémonie. Il se joignit par la suite aux nombreux fidèles qui accompagnèrent la dépouille de l'enfant vers sa dernière demeure. Le défilé devant le tombeau ouvert dura près de deux heures, le temps que chacun jette une fleur ou un mot d'adieu sur le cercueil prêt à être enseveli. Lorsque ce fut son tour, Legrand n'eut pas le temps de se recueillir comme il l'avait prévu. Il remarqua immédiatement la présence de deux agalinis filicaulis de Louisiane et releva la tête pour balayer l'assistance à la vaine recherche de Strokes, l'étrange client aux yeux vairons dont la visite avait précipité sa descente aux enfers.

Le fleuriste était venu trouver des réponses à Lake Charles mais s'apprêtait à quitter le lieu de la cérémonie avec de nouvelles interrogations. Il était sur le point de reprendre son véhicule et de se mettre en route pour Bâton Rouge lorsqu'il décida de ne pas laisser cette nouvelle question en suspens. Il sortit de son véhicule pour retourner à l'église Saint-Paul. Le prêtre était resté aux côté du cercueil pendant toute la cérémonie et avait certainement vu celui qui avait jeté les agalinis filicaulis. Legrand s'efforça de se convaincre que ces fleurs étaient suffisamment rares pour que le prêtre les eût remarquées.

Les portes de l'église étaient toujours ouvertes et quelques fidèles s'y recueillaient encore. Mais le prêtre avait déjà regagné le presbytère qui jouxtait l'église pour s'astreindre aux tâches administratives que sa fonction exigeait. Il ne sembla néanmoins pas fermé à la discussion lorsque Legrand frappa à sa porte et lui expliqua qu'il avait une question à lui poser qui pourrait lui sembler curieuse. Une fois attablés, Legrand osa poser la question qu'il jugeait lui-même saugrenue dans un pareil moment. Le père Edward fit preuve d'un flegme surprenant en répondant simplement qu'il n'avait pas remarqué qui était le porteur de ces fleurs avant de s'enquérir des raisons qui poussaient Legrand à s'en préoccuper. Face au calme du prêtre, le fleuriste se laissa submerger par ses émotions et les tensions qui l'avaient amenés au bord de l'épuisement. Il fondit en larmes en avouant être l'auteur du meurtre du petit Philip. Le père Edward émit immédiatement des doutes sur ces aveux, comme s'il savait que Legrand ne pouvait en être l'auteur. Interrogé sur les circonstances du meurtre, Legrand confia qu'il ne s'en souvenait que dans ses rêves, le visage du prêtre s'illumina et ses paroles se voulurent réconfortantes; il expliqua au fleuriste qu'il avait été abusé par le malin et qu'il ne devait pas douter de son innocence.

Alors que le prêtre raccompagnait le fleuriste à la porte du presbytère, un détail frappa Legrand. Le père Edward avait brièvement remonté sa manche droite, découvrant le tatouage d'un pentacle. Très exactement le tatouage qu'il avait vu en rêve. Cette vision provoqua une véritable tempête dans l'esprit du fleuriste qui lut un sourire sardonique sur le visage du prêtre. Projetant la tension et la haine de soi qu'il avait accumulées au cours des derniers jours sur le véritable auteur du crime dont il n'avait été que le témoin, Legrand se jeta sur le père Edward, le faisant basculer au sol. Ses deux mains enserraient la gorge du prêtre qui le regardait horrifié. Terrorisé par sa propre violence mais poussé par un puissant désir de vengeance, il ne put s'arrêter que lorsque l'homme d'église eut définitivement cessé de se débattre.

Le fleuriste était resté prostré et silencieux devant le corps du prêtre jusqu'à ce qu'un paroissien venu lui rendre visite découvre la scène et ne prévienne les autorités. Connaissant à l'avance le scepticisme à laquelle sa confession se heurterait, Legrand ne dit mot des circonstances et des événements qui l'amenèrent à tuer le père Edward. Mais au cours des huit années d'attente dans le couloir de la mort, il n'avait jamais regretté d'avoir rendu justice au jeune Philip, innocente victime d'un loup déguisé en brebis.

Le père Thomas était le premier à entendre l'histoire; il avait gardé le silence tout au long du récit des tragiques événements et resta silencieux encore quelques minutes après que Legrand eut terminé de relater les faits. Son regard se leva pour s'enfoncer dans celui du condamné. Il connaissait le père Edward et savait qu'il n'avait jamais porté de tatouage. Il savait qu'il était en présence d'un homme à l'esprit malade pour qui la mort serait une libération et à qui la lumière de Dieu ferait retrouver lucidité et raison. Il le remercia de s'être confié avant de le laisser seul pour les quelques heures qu'il lui restait à vivre.

Le père Thomas revint au pénitencier d'état de Louisiane le lendemain pour assister à l'exécution de Daniel Legrand par injection létale. Si sa présence se justifiait par la nécessité d'apporter les derniers sacrements au condamné, il était également présent en tant qu'ami de la victime. La folie de l'homme était telle qu'il ne manifesta pas le moindre signe de remord, visiblement convaincu d'avoir agi légitimement en ôtant la vie d'un homme. Lorsque le rideau fut tiré sur la vie de Daniel Legrand, le père Thomas se tourna vers la sortie, comme les autres visiteurs venus assister à l'exécution. C'est à ce moment qu'il aperçu un homme grand et efflanqué remettre ses lunettes devant deux yeux vairons et divergents. Son geste avait découvert la manche de son bras droit sur laquelle on pouvait voir le tatouage d'un pentacle.
 

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