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Laurent COCAULT

Les jumeaux Morel

Pour l'édition 2016 du concours Victor Hugo, en complément du texte intitulé "La fleur du mal", je proposais un coup de main à ma mère pour la rédaction de sa nouvelle intitulée "Les jumeaux Morel" dont le texte est repris ci-dessous.

Les jumeaux Morel

Nés du même accouchement, en parlant de deux enfants ou de plusieurs par extension. La gémellité est une singularité de la nature bien trop complexe pour se résumer à une définition aussi sommaire. On attribue souvent aux frères jumeaux, aux soeurs jumelles, une relation tellement étroite qu'on n'hésite pas à la qualifier de symbiose.

J'étais encore étudiant à l'université Paul Sabatier de Toulouse lorsque je fis la connaissance de Pierre Morel. Nous assistions aux mêmes enseignements dans le cadre d'une unité de valeurs d'intelligence artificielle. Mais il aura fallu attendre plus de huit ans pour que nos relations dépassent le stade de simples connaissances. Au début de l'année 2015, je démarrais un nouveau projet consistant à analyser l'éléctroencéphalogramme d'un conducteur du véhicule en temps réel pour détecter des situations d'urgence, allant de la perception d'un obstacle inattendu à un simple assoupissement, et d'agir automatiquement sur le pilotage. En fin de cursus, Morel s'était spécialisé dans l'application de l'outil informatique aux sciences cognitives, précisément le plus adapté aux travaux que je devais démarrer. Lorsque je reçus sa candidature, je n'hésitai pas un instant avant de le contacter pour l'inviter à un entretien que nous menâmes de manière informelle dans un pub irlandais où, une bière à la main, nous parlâmes de nos années d'étude et de nos parcours depuis l'obtention de notre diplôme. C'est avec le statut d'auto-entrepreneur que Morel rejoignit le projet que je menais seul jusque là. Le projet en était à son démarrage et je n'avais pas encore d'assurance sur sa viabilité; recruter
Morel avec ce statut présentait pour moi l'avantage de ne pas nous engager aussi durablement qu'avec un contrat à durée indéterminée, de ne pas devoir lui trouver un bureau, et pour lui de poursuivre quelques projets en cours.

Au cours du premier trimestre de l'année 2015, je consacrais toute mon énergie au projet avec le support de Morel pour tout ce qui touchait à l'analyse des signaux de l'éléctroencéphalogramme. Les perspectives que laissent entrevoir les avancées techniques de ce premier trimestre me poussèrent au mois d'avril à communiquer sur le projet afin d'obtenir des financements complémentaires. La campagne de financement publique que je lançai ce mois là eut un succès inespéré et me permirent de passer à la vitesse supérieure en procédant au recrutement d'un développeur qui devait me décharger de mes activités techniques sur l'intégration d'un composant d'acquisition des signaux de l'éléctroencéphalogramme. Ce renfort fut néanmoins insuffisant et je demandai à Morel s'il pouvait consacrer davantage de son temps au projet, ce qu'il accepta volontiers compte tenu des espoirs qu'avaient suscité notre compagne de financement. En juin, je réfléchissais à un nouveau recrutement pour venir
seconder Morel lorsque ce dernier me suggéra de recruter son frère.

J'avais prévu de prendre quelques jours de congés au mois de juillet et la proposition de Morel tomba comme une aubaine pour assurer ce renfort avant les vacances. Pierre me transmit le curriculum vitae de son frère jumeau Jean qui correspondait très exactement au profil recherché. Il n'était pas surprenant que deux frères jumeaux suivent le même cursus universitaire. Pierre et Jean avaient suivi de nombreux enseignements en commun et opté pour la même spécialisation. Jean avait adopté le même statut d'auto-entrepreneur que son frère et avait proposé de travailler dans les mêmes locaux que son frère, ce qui devait encore faciliter son recrutement. Je rencontrai Jean à l'occasion d'un déjeuner avant de prendre une décision. J'avais fait signer à Pierre une clause de confidentialité sur les travaux qu'il menait pour moi et j'entrepris donc de présenter à Jean le projet dans ses grandes lignes. Son aisance à en comprendre toutes les subtilités pouvaient être la preuve d'un esprit particulièrement vif; mais je ne pus m'empêcher de penser qu'ils en avaient déjà discuté. Ce soupçon ne vint néanmoins pas gâcher l'excellente opinion que je m'étais forgée sur Jean. A l'issue de l'entretien, il était évident qu'il serait un parfait renfort pour son frère et je l'invitai à passer à mon bureau pour signer son contrat avant mon départ en congés.

Après cet entretien formalisant ma collaboration avec Jean Morel, je n'eus plus de contact avec lui pendant plusieurs mois. Il était placé sous la responsabilité de Pierre et ce dernier fournissait un compte-rendu d'activités hebdomadaire pour que je puisse m'assurer que leurs travaux avançaient nominalement. En dépit de la productivité du tandem, la tenue des engagements
que nous avions pris lors de notre campagne de financement d'avril devait me pousser à considérer un recrutement supplémentaire pour venir les épauler. Je leur demandai donc de passer à mon bureau pour définir le profil adéquat. Pierre se présenta seul au rendez-vous, visiblement contrarié par la proposition que je leur avais faite. Il me dit en avoir discuté avec son frère qui ne comprenait pas plus que lui les raisons qui me faisaient craindre pour la tenue
des échéances du projet. Pour détendre une atmosphère tendue, je servis deux verre de l'une des bouteilles de vin que je gardais dans un placard pour les grandes occasions. Un verre de vin seul ne suffit à le convaincre et il ne retrouva sa sérénité que lorsque je l'assurai qu'il continuerait de gérer lui-même les travaux qu'il menait avec son frère.

Je passais une partie du mois d'octobre à étudier des curriculums vitae et à recevoir des candidats. Le choix fut moins évident qu'avec les frères Morel mais se conclut avec le recrutement d'un jeune ingénieur nouvellement diplômé pour un contrat à durée déterminée de six mois, le temps nécessaire à la réalisation d'une première version du projet. Vers la fin du mois, j'organisais une réunion pour présenter Marc aux frères Morel. Malheureusement Jean ne put se joindre à nous et c'est à Pierre seul que je présentai la nouvelle recrue de son équipe. Le premier contact entre Marc et Pierre fut excellent même si je notais une réticence de ce dernier à parler de son frère au nouvel arrivant.

Les premiers rapports de Pierre au mois de novembre témoignèrent d'une parfaite intégration de Marc à l'équipe des jumeaux. N'ayant pas eu de contact direct avec Jean depuis son embauche je décidai néanmoins de l'appeler pour obtenir son ressenti sur sa collaboration avec son frère et Marc. L'échange téléphonique fut particulièrement cordial et je sentis Jean parfaitement à l'aise avec moi même si nous ne nous étions rencontrés qu'à deux reprises. Je notais également que Pierre gérait à merveille la communication au sein de son équipe puisque son frère était informé de tous les détails du projet dont je lui avais fait part. Mon échange avec Jean me permit également de m'assurer que ses relations avec Marc étaient excellentes. Il était évident que Jean appréciait Marc et sa façon de travailler. La conversation téléphonique que j'eus avec Marc une semaine plus tard me laissa plus perplexe. Si, de son propre aveu, ses relations avec Pierre étaient au beau fixe, ses relations avec Jean étaient inexistantes. Les deux sons de cloche furent si dissonants que je dus me faire confirmer par Marc que je comprenais bien ses propos: il n'avait jamais rencontré Jean. Ce dernier m'avait donc menti lors de notre dernier entretien et je décidai de l'inviter à passer au bureau pour comprendre dans quel but il
m'avait ainsi abusé.

Quelques minutes avant de recevoir Jean, j'eus un entretien téléphonique avec Pierre pour lui exposer la situation. Ce dernier se montra très concerné par le problème; le contraire aurait paru étonnant puisque c'est lui qui avait proposé le recrutement de Jean et parce qu'il s'agissait de son frère jumeau. Ils semblaient avoir déjà discuté de notre échange téléphonique et Pierre en
avait pleinement connaissance. Il chercha ainsi à argumenter dans le sens d'une mésentente, d'un malentendu où Jean n'aurait jamais explicitement dit avoir rencontré Marc mais aurait seulement relayé le sentiment que Pierre en avait et dont il lui avait fait part. Cet échange ne me dissuada pas de rencontrer Jean qui arriva dans mon bureau deux minutes après que j'eus raccroché avec Pierre. Je ressentis une sensation étrange lorsqu'il entra dans le bureau. Dans son regard, je pouvais lire qu'il savait exactement la raison pour laquelle je lui avais demandé de venir. Il n'afficha d'ailleurs aucune surprise alors que je le lui expliquais. Il répliqua le plus posément du monde avec les mêmes arguments que son frère quelques minutes auparavant. L'argumentaire était à ce point identique que j'en vint à me demander si Pierre avait eu le temps de discuter de l'entrevue avec son frère au cours des deux minutes qui s'étaient écoulées entre la fin de ma discussion téléphonique avec Pierre et l'entrée de Jean dans le bureau. Comme il n'était pas dans mon intention de confondre Jean par tous les moyens, je décidai de lui laisser le bénéfice du doute. Lorsque je lui proposai un verre de vin pour tirer un trait sur cette histoire, j'eus la surprise de voir son regard se poser sur l'armoire dans laquelle je conservais mes bouteilles. C'était pourtant la première fois qu'il mettait les pieds dans ce bureau.

Après le départ de Jean, les questions se bousculaient dans ma tête. Peut-être est-ce parce que je travaillais sur un projet de neurosciences que je me mis à envisager une explication insolite aux événements récents. Et si les esprits des jumeaux étaient connectés ? Est-ce que la symbiose dont on veut créditer des jumeaux peut aller jusqu'à la télépathie ? Un dernier verre vint chasser ces idées absurdes et le projet reprit son cours jusqu'au tragique événement de la fin d'année.

C'est un appel de la gendarmerie qui mit un terme prématuré aux familiales vacances de Noël. Victime d'un violent accident de voiture, Pierre avait été admis au CHU de Rangueil où il luttait entre la vie et la mort. L'effet de surprise s'étant dissipé j'interrogeais l'officier de gendarmerie pour avoir si son frère avait été informé. On me répondit qu'il était injoignable et que, sans autre famille, ils n'avaient trouvé que moi à prévenir. Après cet appel, je tentai moi-même vainement de contacter Jean. Ce dernier ne montra pas signe de vie durant la semaine suivante alors que son frère était toujours plongé dans le coma. Je mis alors le projet entre parenthèses le temps de retrouver Jean. Ce dernier habitait avec son frère mais l'appartement était, selon les voisins, inoccupé depuis le début des vacances. Ne parvenant à joindre Jean, je décidai de trouver d'autres membres de sa famille. C'est en menant ces recherches que j'appris que les parents de Pierre et Jean étaient eux-mêmes décédés dans un accident de la route alors que les jumeaux étaient âgés de dix-sept ans. Ces mêmes recherches me permirent d'identifier une autre personne de la famille, une cousine du père Morel qui vivait à Revel. Je me rendis sur place pour lui annoncer la nouvelle et savoir si elle avait un moyen de contacter Jean. Sa réponse m'aiguilla vers le cimetière municipal de Castres où reposaient les parents et le frère de Pierre Morel.

Pierre, seul survivant de l'accident qui coûta la vie à ses parents et à son frère Jean, dut porter seul le fardeau de ce triple deuil. Hébergé par la cousine de son père durant sa dernière année de lycée à Castres, c'est à son entrée à l'université qu'il comprit que l'acte de décès de son frère n'avait pas été enregistré à la suite d'une erreur administrative. C'est avec deux bourses universitaires qu'il mena ses études pendant cinq ans et avec des prestations sociales doublées qu'il se lança dans la vie active. Pierre mena, pendant plus de dix ans, deux vies avant que la mort ne le rattrape sur une route de campagne près de Puylaurens, suivant le destin tragique de son frère.

On attribue souvent aux frères jumeaux une relation tellement étroite qu'on n'hésite pas à la qualifier de symbiose.

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